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La place des femmes dans la société occidentale et le point de vue des féministes

1. La place des femmes dans la société occidentale

Dans notre culture, aucune partie du corps des femmes n’est laissée naturelle ou sans modification. A aucun élément du corps n’est épargné l’art de la douleur ou de l’amélioration. De la tête au pied, chaque partie du visage des femmes, chaque section de leur corps sont sujets à la modification, l’altération. Cette altération est un processus continu et répétitif. Il est vital pour l’économie, la partie principale de la différenciation hommes-femmes, la plus immédiate réalité physique et psychologique du fait d’être une femme. Dès l’âge de 11-12 ans, les femmes vont passer une grande partie de leur temps, leur argent et leur énergie à s’enserrer, s’épiler, se maquiller et se désodoriser.

La féministe Andrea Dworkin, en 1974.

Vaste sujet. Il existe des centaines de livres qui en parlent. Ce qui me semble important, c’est de comprendre que pendant des millénaires, les femmes n’ont pas été au contrôle de leur vie, donc de leur corps. Lorsque des lois ont été promulguées, ce sexisme était ancré et aucune femme ne pouvait y échapper. En vrac, je citerais l’interdiction d’aller à l’école après un certain âge, l’interdiction d’exercer certains métiers ou certaines fonctions, l’interdiction de choisir son mari, l’interdiction de divorcer. Plus subtil car plus rarement coulé dans la loi, les interdictions et injonctions concernant le corps.
Voici néanmoins comment la loi française régissait l’habillement des femmes. Un décret de la police de la ville de Paris, datant de 1800, stipulait à l’époque que « les femmes n’avaient pas le droit d’être habillées comme des hommes ». Sous-entendu, pas le droit de porter le pantalon. Ce décret a été modifié au fil du temps et vers 1900, il précisait que l’interdiction était toujours de vigueur, sauf si les femmes étaient à cheval ou conduisaient un vélo ! En 1969, quelqu’un a signalé au préfet qu’il serait temps de supprimer le décret. Réponse « on va le laisser, on ne sait jamais ce qui peut se passer avec la mode ».
Aujourd’hui, il est toujours d’application à Paris et les policières sont en contradiction avec la loi vu qu’elles sont obligées par un autre point de règlement de porter le pantalon ! Eh oui, le sexisme et les injonctions sont encore bien présentes. On notera dans le texte initial qu’il est indiqué qu’une femme ne peut être habillée comme un homme. Ce qui signifie qu’elle est inférieure à l’homme qui lui, peut s’habiller comme il veut.
Une loi non-écrite et issue des religions interdisait aux femmes de « bonne famille » d’être tête nue dans la sphère publique. Extrait de l’excellent article du sexologue Gérard Zwang, consacrée aux mutilations sexuelles

On sait que chez les monothéistes la chevelure des femmes est un tel élément de tentation, donc de péché, que juives, musulmanes et longtemps chrétiennes ne devaient paraître en public que la tête voilée. Ce signe de « modestie », de repentir, était imposé par les imprécations des prophètes hébreux et des Pères de l’Église contre la femme, fille d’Ève qui avait commis le fameux péché originel. La loi coranique est restée intransigeante, ce qui occasionne de perpétuels conflits en terre laïque d’immigration (affaires dites du foulard islamique).
Le rasage crânien est encore plus radical que le voile pour donner à la femme une apparence à la fois sénile et masculine. Donc exclue de la compétition sexuelle, sinon dans un contexte pervers, sadique ou masochiste. C’est pour les punir d’avoir séduit les ennemis occupants allemands que des françaises furent tondues à la Libération. Quant aux nonnes catholiques ou bouddhiques, leur rasage est un moyen évident pour attenter à leur attrait corporel. Chez les Juifs orthodoxes, en particulier originaires d’Europe centrale, les femmes mariées doivent se tondre les cheveux en signe d’humilité et de soumission au mari, puis sont contraintes de porter une perruque dans la vie sociale.

En Europe occidentale, c’est seulement depuis 1930 environ que les femmes peuvent sortir « en cheveux » (sans voile sur la tête), c’est donc très récent.
Autre exemple : le corset. Aucune femme saine d’esprit ne peut se sentir bien dans un corset, certaines femmes sont d’ailleurs mortes suite à la compression des organes internes. Mais des hommes pervers ont décrété un jour que les femmes devaient avoir une taille de guêpe, c’est de la folie pure. Et certaines femmes, dans l’espoir de plaire à des hommes et d’être « reconnues », ont porté ce véritable instrument de torture.
Je pourrais encore allonger la liste mais ce n’est pas le but, il faut juste avoir à l’esprit que les modifications corporelles et l’habillement étaient sous le contrôle des hommes.
Je mets ces pratiques dans le sac « patriarcat », même s’il est clair que c’est la religion qui décidait mais comme les religions ont toujours été dominées par des hommes, ce n’est jamais qu’une forme de patriarcat qui se cache derrière un écran de fumée. Attention, je ne confonds pas les religions et la spiritualité. Cette dernière n’a rien à voir avec ce que les hommes appellent « religion », elle mérite qu’on s’y attarde mais ce n’est pas le sujet.
En fait, les femmes ont longtemps été considérées comme une sous-catégorie. Et ce mot n’est pas choisi au hasard. Si l’on remonte à la Grèce antique, il y a 2500 ans, d’illustres personnages décrétèrent que les femmes n’avaient pas de cerveau ou plutôt, que leur cerveau était situé dans leur utérus !
Voici un extrait particulièrement choquant de misogynie issu de l’article Masculin/Féminin : Quand la science naturalise l’ordre social

Pour les femmes, en effet, point d’invention de la science, point de miracle grec ! L’antiquité les montre dépossédées d’elles-mêmes, exclusivement vouées, de par les imperfections de leur constitution, à la fonction procréatrice (ou à la prostitution quand elles sont esclaves). Dans le cadre conceptuel d’Aristote, la femme est un être de matière qui aurait tendance à proliférer de façon anarchique et monstrueuse si elle n’était maîtrisée et dominée par la force du pneuma de la semence masculine, semence stockée dans la tête de l’homme dont le pneuma apporte le souffle, mais aussi l’esprit, la forme humaine, l’identité, la vie, valeurs nobles opposées à la matière féminine indifférenciée. La naissance d’une fille signe l’échec du masculin à cause de la tendance féminine à l’anarchie ce qui constitue la première étape vers la monstruosité. Ce faisant, Aristote n’invente rien : Hippocrate soutenait déjà un siècle auparavant que l’utérus des femmes leur tient lieu de cerveau.

Que dire devant un tel ramassis d’horreurs ? Cela permet de mieux comprendre pourquoi les femmes étaient vues comme des êtres de seconde zone. A quelqu’un qui n’a pas de cerveau, on ne laisse pas le choix de décider de ce qu’il fait de sa vie et de son corps, on lui impose tout. On le considère comme un handicapé mental et on fait des choix à sa place. C’est pour ça que quand on me dit « les femmes s’épilaient déjà dans l’Antiquité », je réponds « quel intérêt de faire référence à une période où elles ne décidaient rien puisque l’épilation n’était pas leur choix mais celui des hommes ? ».
Je trouve d’ailleurs assez curieux que les anciens Grecs soient présentés comme les inventeurs de la démocratie alors que l’assemblée était interdite aux femmes. La démocratie qui omet volontairement la moitié de la population ? Drôle de conception de la démocratie. Certes, c’était déjà un pas en avant de demander l’avis des hommes du peuple mais le mot démocratie me paraît très malvenu dans ce contexte.
Quand je lis que Hippocrate, Aristote et autres étaient de grands hommes, je suis choqué. Ce sont les mêmes qui décrétaient que les femmes n’étaient rien du tout. Alors pourquoi aujourd’hui cette mémoire sélective, au détriment des femmes concernant le passé, sinon pour entretenir le patriarcat ? Mais c’est un autre débat.
On pourrait penser que c’est très ancien, que la situation a évolué depuis longtemps mais il n’en est rien. Dans l’article que je vous conseille vivement de lire, il est clairement expliqué que c’est seulement vers 1850 que les médecins ont enfin reconnu que les femmes avaient aussi un cerveau ! Certes, plus petit que celui des hommes, cette différence de taille expliquant leur infériorité ! On voit donc bien que pendant des millénaires, hommes et femmes ont été éduqués dans l’idée que les femmes étaient des individus de seconde zone. On parle souvent de l’héritage judéo-chrétien qui influencerait nos comportements, j’affirme que cette ineptie concernant le cerveau des femmes conditionne encore aujourd’hui certaines attitudes machistes, par atavisme.

Sur la page wikipedia sur la prostitution en Grèce antique, on trouve ceci

Le pseudo-Démosthène (Contre Nééra, 122) proclame au {IVe siècle av. J.-C.} devant les citoyens assemblés en tribunal : « nous avons les courtisanes en vue du plaisir, les concubines pour nous fournir les soins journaliers, les épouses pour qu’elles nous donnent des enfants légitimes et soient les gardiennes fidèles de notre intérieur. » Si la réalité est sans doute moins caricaturale, il n’en reste pas moins que les Grecs n’éprouvent guère de scrupule moral au recours courant à des prostituées.

De là vient la fameuse phrase « la maman ou la putain », encore bien ancrée dans les esprits. Une femme est soit exemplaire, soit une prostituée. Il n’y a pas d’autre état possible.
Il est difficile pour nous au 21ème siècle d’imaginer ce qu’était la vie des femmes dans le passé. Je compare souvent la situation des femmes avec celles des Noirs aux USA du temps de la ségrégation (avant 1960) ou des Noirs en Afrique du Sud (avant 1990), du temps de l’apartheid. En fait, les femmes ont vécu une forme de ségrégation ou d’apartheid pendant des siècles et elles n’avaient d’autre choix que la soumission puisqu’elles étaient élevées dans l’idée qu’elles étaient d’office inférieures aux hommes.
Donc, toute référence au passé doit obligatoirement intégrer le contexte de cet apartheid, sans quoi, on a une vision biaisée de la situation.
Pour ceux que cela intéresse, je vous renvoie à la littérature féministe qui décortique en détail tout ce que j’ai expliqué dans ce paragraphe.


17. Le point de vue de féministes

Ce qui m’offusque c’est qu’on dise à une femme qu’elle SE néglige si elle ne s’épile pas. Je pense qu’en vérité elle SE néglige lorsqu’elle laisse aux diktats de la beauté des droits sur son corps.

Commentaire posté par une femme sur le forum de MIEL, en 2007.

Cette phrase résume bien la situation des femmes : le contrôle social dévalorisant les femmes « déviantes » et le véritable problème, le patriarcat qui impose ses diktats aux femmes. On notera l’inversion de la réalité : c’est une réelle négligence de se laisser dicter sa conduite par les canons de la mode et non pas de garder ses poils.
Dans le monde anglo-saxon, on trouve quelques études sociologiques, depuis une trentaine d’années environ. Mais la littérature féministe sur la PF est rare, en français. Il y a bien quelques papiers sur des blogs, quelques sujets sur des forums mais rien de très fouillé.
Pourtant, aucune femme n’échappe à la PF. Il devrait donc y avoir des tonnes de documents expliquant les raisons qui poussent les femmes à se torturer le corps mais il n’en est rien. On va par contre trouver plein d’études sur l’anorexie, le déni de grossesse, qui ne concernent pourtant qu’une infime partie des femmes.
En fait, quand la PF est abordée dans la presse généraliste, c’est uniquement pour évoquer les différents moyens de s’en débarrasser mais jamais pour remettre en question la pratique et ses multiples inconvénients (voir le chapitre dédié).
Pourquoi les féministes, si incisives pour des questions très importantes comme l’avortement, la pilule, l’égalité salariale, etc., ne disent pratiquement rien sur la PF ? Parce que comme les autres femmes, elles ont intériorisé la norme, ça fait penser à la schizophrénie. Voir la citation au début du chapitre sur le libre arbitre et l’influence des images.
On entend par exemple des féministes revendiquer le droit de ne pas vouloir faire de régime, ne pas se maquiller, ne pas mettre des hauts talons ou avoir un décolleté mais elles sont très rares à oser ne pas s’épiler.
L’explication a été donnée il y a déjà longtemps par Susan Basow, une chercheuse américaine et féministe, prof d’université aux USA.

Even among strong feminists and lesbians most (72% and 55% respectivly) removal leg and or underarm hair. The main reason they gave was to avoid social disaproval » (Marike Tiggemann und Sarah J. Kenyon (1998) – Page 875)

Traduction : même parmi les féministes les plus actives et les lesbiennes, la plupart (72% et 55% respectivement) s’épilent jambes et aisselles. La raison principale est le fait d’éviter la désapprobation sociale.

On voit bien que les raisons invoquées sont la résultante du machisme : partout, les femmes sont soumises à une pression concernant leur physique et au boulot, elles doivent faire beaucoup plus d’efforts pour être considérées comme valables, à travail égal, comparées aux hommes. Elles sentent donc que si elles montrent leurs poils, cela va les discréditer et pourrait même ruiner leurs efforts laborieux pour être considérées comme aussi compétentes que les hommes. Ce risque est trop grand et elles finissent par plier.

Deux chercheuses en science sociale à l’université de Loughborough (UK) ont fait en 2003 une étude sociologique très intéressante sur la PF, en décryptant ce que d’autres féministes ont mis en lumière. Il s’agit de Merran Toerien et Sue Wilkinson. Voici l’introduction

Women’s body hair removal is strongly normative within contemporary Western culture. Although often trivialised, and seldom the subject of academic study, the hairlessness norm powerfully endorses the assumption that a woman’s body is unacceptable if unaltered; its very normativity points to a socio-cultural presumption that hairlessness is the appropriate condition for the feminine body. This paper explores biological/medical, historical and mythological literature pertaining to body hair and gender, as well as feminist analyses of the norm for feminine hairlessness. Much of this literature both reflects and constructs an understanding of hairlessness as ‘just the way things are’. Taken-for-granted, hairlessness serves, this paper argues, both to demarcate the masculine from the feminine, and to construct the ‘appropriately’ feminine woman as primarily concerned with her appearance, as ‘tamed’, and as less than fully adult.

Traduction : Le rasage de la PF est fortement normatif dans la société occidentale contemporaine. Quoique souvent banalisée et rarement l’objet d’études, la norme du glabre soutient fortement la supposition que le corps d’une femme est inacceptable s’il n’est pas altéré; ce côté normatif sous-tend la présomption que l’aspect glabre est la condition appropriée pour le corps des femmes. Ce document explore la littérature biologique/médicale, historique et mythologique à propos de la PF et du genre, ainsi que des analyses féministes de la norme de l’aspect glabre des femmes. Presque toute cette littérature renvoie et construit une compréhension de l’aspect glabre comme étant « ainsi que cela doit être ». Le côté glabre sert, comme le démontre ce document, à démarquer le masculin et le féminin et à construire la femme féminine « appropriée » comme étant concernée en priorité par son apparence, comme étant domestiquée et moins qu’une adulte.

Si vous désirez lire la totalité de l’étude sociologique, j’ai posté un fichier au format pdf de 11 pages et je communiquerai le lien par mail (voir mon mail en bas de page).

Concernant les poils aux jambes, voici une citation datant de 1995 de Susan Basow

Given that women were behaving more like men (in terms of jobs and education), the gender lines became drawn on women’s bodies: men are hairy, therefore women must be hairless. Legs, leading as they do to the crotch, also have a sexual association. Shaving them can be viewed as a means to socially control (modify) women’s untamed sexuality.

Traduction : étant donné que les femmes se comportent de plus en plus comme les hommes (en terme de travail et d’études), la ligne du genre a été tracée sur le corps des femmes : les hommes sont poilus, du coup, les femmes doivent être glabres. Les jambes, qui mènent au pubis, ont ainsi une connotation sexuelle. Les raser peut être vu comme un moyen de contrôler (modifier) socialement la sexualité débridée des femmes.

Un article intéressant de Tiggemann, M., Lewis, C. (2004). Attitudes toward women’s body hair: relationship with disgust sensitivity. Psychology of Women Quarterly, 28, 381-387.
« Attitudes envers la pilosité féminine: relations avec la sensibilité au dégoût ». Étude de psychologie sociale, Australie.

Such rationalization or failure to acknowledge more fully the effect of normative pressures on their own behavior may carry negative implications for women. Attributing their own hair-removal practice to feminity/attractiveness reasons is exactly the kind of rationale that serves to keep women insecure about their bodies. If women were able to give more explicit recognition to the normative pressures they are subject to, the problem of unwanted hair could be located more squarely at the societal level, rather than as a problem with the individual woman’s body. » (Marike Tiggemann und Christine Lewis – Page 386)

Traduction : ce refus de reconnaître l’effet de la pression sociale peut avoir des implications négatives pour ces femmes. Attribuer leur épilation à des raisons de féminité ou de séduction fait en sorte qu’elles se sentent mal avec leur corps. Si ces femmes pouvaient accepter la réalité de la pression sociale qu’elles subissent, le problème des poils indésirables pourrait directement être placé au niveau de la société et non du choix personnel de ces femmes.

J’ai imaginé une comparaison qui permet de mieux comprendre en quoi ce n’est pas un problème privé mais un problème de société.

Imaginons un pays raciste où les gens de couleur sont raillés dès qu’ils sont dans la rue. Mais il existe un remède temporaire au problème, une pilule miracle qui fait devenir blanc. Malheureusement, l’effet ne dure que 15 jours. Mais pendant cette période, le « coloré » est tranquille, pas d’insulte.
Pour le parallèle avec la pilosité, la couleur de peau, ce sont les poils. Le remède, c’est l’épilation ou le rasage, qui sont temporaires.

On comprend que le problème des « colorés » n’est pas leur couleur de peau mais le racisme des autres. Seulement, ils se sentent tellement mal face aux remarques que cela provoque en eux des sentiments très négatifs sur leur couleur de peau et ils utilisent alors la pilule miracle pour pallier le problème. Ils déplacent donc le problème de la société à la sphère privée. A la limite, ils s’en veulent d’être « colorés » alors qu’ils n’y sont pour rien. Comme les millions d’adolescentes qui disent détester leur pilosité, qui en pleurent alors que c’est tout à fait normal d’avoir des poils.
Ce genre de raisonnement pourrait peut-être permettre de mieux expliquer en quoi l’épilation n’est pas une histoire privée où chacun est « libre » de faire ce qu’il veut mais un problème sociétal, en Occident du moins.

JS parle de la perception que les gens ont de l’épilation et de l’invisibilité de la pratique

L’omniprésence est le fait de l’épilation en tant que pratique généralisée, l’invisibilité est le fait du tabou qui pèse sur les poils. En d’autres termes, tout le monde s’épile mais dans son coin, le glabre doit apparaître comme un attribut et non comme un produit. Si les poils sont invisibles, la pratique qui soutient cette invisibilité est elle-même occultée. De sorte que demander à des individus de faire un entretien sur leurs pratiques d’épilation, suscite d’emblée de l’étonnement, voire de la méfiance. Une jeune-femme (Laetitia) m’a dit d’emblée qu’elle ne répondrait pas si je lui posais « des questions indiscrètes ». Qu’est-ce donc que les poils pour que le fait d’en parler suscite une telle gêne, que la demande d’un entretien paraisse déjà en elle-même indiscrète ? La troisième acception d’ « indiscret » du Nouveau petit Robert (1993) correspond à l’acte de révéler ce qui devrait être tenu caché, ce qui suggère deux choses. D’une part que le discours autour de la pilosité rompt le tabou et en ce sens révèle quelque chose qui devrait être tenu caché, autrement dit, le discours rend visible. D’autre part, l’association de Laetitia entre l’épilation et les « questions indiscrètes », signifie qu’au sujet des poils, des zones d’ombre et de secret existent. Nous n’entendons pas demander ici pourquoi un tel tabou sur les poils, mais comment y remédier dans les entretiens.

Tout d’abord qu’être belle et être femme c’est du pareil au même ; ensuite, que les critères de beauté étant toujours contextuels, une femme devra s’y conformer, et donc qu’en France, la jeune-fille qui laisse par exemple en friche ses poils, reste hors de l’ensemble « femmes ». Jusqu’à un certain âge cette mise à l’écart ne pose pas problème, et est considérée comme normale, mais à partir de l’adolescence, la jeune-fille a tout intérêt à suivre les pratiques esthétiques de ses aînées, afin à la fois d’accéder à la maturité et ainsi, d’obtenir son identité de genre. Le plus souvent, la jeune-fille franchira cette étape avec plaisir : maquillage, boum, épilation, voilà un nouvel univers s’ouvrir à elle.

Une féministe anglaise nommée Anji a fait un papier remarquable sur son blog à propos de la PF, en 2008. Pour ne pas alourdir cette page, j’ai traduit directement une partie mais si vous comprenez l’anglais, je vous recommande de la lire.

On apprend aux femmes que « belle » signifie correspondre à certains critères pour la forme du corps, il doit avoir une peau claire sans rides et être doux, les cheveux doivent être brillants et on dit aussi aux femmes que « belle » veut dire sans poils. Nos cheveux doivent être notre couronne de gloire, le reste du corps doit être aussi glabre qu’un nouveau-né.

Une grande partie de ces injonctions peut être attribuée au jeunisme. Comme les cheveux brillants, de grands yeux et une peau sans rides, le glabre donne au corps une apparence et une sensation de jeune fille ou comme je l’ai vu un jour décrit sur le site web d’un marchand de produits dépilatoires comme un « attrait prépubère ». Il est curieux que dans une société où la pédophilie est fustigée et est un gros problème, il est de bon ton et normal de penser que les hommes assouvissent leurs fantasmes paraphiles en exigeant que les femmes paraissent aussi jeunes que possible. Les producteurs de films X font de la pub avec le slogan « à peine adolescentes ». Les actrices sont fréquemment affublées du terme « filles » au lieu de « femmes ». L’image de « la fillette sexy qui va à l’école » est acceptée et même désirée, pas seulement dans les films X mais aussi dans la pub, les clips musicaux et des night-clubs à thème. Le plus curieux de tout, c’est que les femmes sont obligées de s’enlever la partie la plus visible de ce qui représente leur entrée dans le monde adulte, leur pilosité.

J’ai parlé un jour de ce sujet avec une femme dont le partenaire avait exprimé ouvertement son dégoût pour ses poils pubiens. C’était horrible, pas hygiénique et il préférait le look d’un pubis rasé (une préférence issue, sans aucun doute, de la généralisation du glabre dans la pornographie et les medias mainstream). Je ne le comprends pas, se demandait-elle, médusée. Au nom de quoi veut-il avoir l’impression de faire l’amour avec une fillette plutôt qu’avec la femme adulte que je suis ?

Les femmes adultes sont supposées avoir des poils aux aisselles, au pubis et sur les jambes. Il n’y a rien de non naturel à propos d’une femme poilue; si c’était le cas, alors les poils ne pousseraient pas à cet endroit en premier. De même, il n’y a rien de non féminin à propos d’une femme poilue.Si la féminité signifie « être comme une femme », alors une femme au corps non altéré est par définition aussi féminine qu’on peut l’être. En fait, on peut dire d’une femme sans poils qu’elle est moins féminine, puisqu’elle enlève une partie naturelle, féminine, de son corps.

Alors pourquoi cette répulsion à la vue de quelques poils aux aisselles ou jambes ? Pourquoi les mêmes choses chez un homme ne sont pas sans hygiène et dégoûtantes ? En partie à cause de ce qu’on a déjà dit, le jeunisme. Un homme, lorsqu’il a ses premiers cheveux blancs et ses premières rides n’est pas hors concours, au contraire, il est mûr et distingué. Une femme apprend tout au long de sa vie que son seul but, c’est d’être belle en restant jeune et que jusqu’au moment où sa beauté va disparaître, elle doit s’obliger à enlever chaque trace de ce qui fait d’elle une adulte et qui est sous son contrôle. Et enlever les poils, c’est tellement facile et les moyens pour le faire sont facilement disponibles, elle est tellement conditionnée pour trouver ça normal qu’elle tend la main pour prendre le rasoir.

Nous (les femmes) sommes constamment occupées et sous pression, avec une liste de choses à faire et ne pas faire pour essayer d’atteindre ce rêve impossible de beauté et ainsi, être acceptées par la société. Si les femmes étaient 100% à l’aise avec leur corps sans perdre tout ce temps, cet argent et ces efforts dans le but d’atteindre le mythe de la beauté, notre nouvelle force, notre énergie et l’estime de nous-mêmes pourraient rendre difficile le statu quo patriarcal.

Aucune femme n’est libre tant que toutes les femmes ne sont pas libres. Dans le même style de vérité, il y a celle qu’aucune femme n’enlève ses poils pour elle-même tant qu’il y a une obligation pour les femmes d’être sans poils. Il n’y a pas de vérité dans la phrase « Je m’épile parce que j’aime ça », quand cette préférence vient uniquement du conditionnement social. Tant de femmes pensent qu’elles doivent se raser si elles portent un t-shirt sans manches ou avant d’aller à la piscine, à un examen gynécologique ou avant d’avoir des relations sexuelles. Tant de femmes arrêtent de se raser en hiver ou quand elles sont célibataires ou à n’importe quel autre moment où elles savent que personne ne verra leurs poils. Si réellement elles enlèvent les poils pour elles-mêmes, pourquoi ces exceptions seraient valides ? La réalité est que si ces femmes vivaient dans une société où le mythe de beauté et l’idéal masculin étaient non-existants, où la pilosité serait acceptée et même célébrée, très peu de femmes continueraient à perdre leur temps à enlever leurs poils.

Il est dit dans certains cercles féministes que la pilosité est triviale, qu’il y a des batailles plus importantes. Mais je crois que c’est un élément important, celui de l’estime de soi des femmes ou le manque d’estime de soi, vu que le corps des femmes est considéré comme une propriété publique et vu la façon dont nous l’ajustons pour qu’il soit accepté. C’est important car la société ne peut tolérer le corps d’une femme dans son état naturel, la société tolère encore moins de voir une femme à l’aise, puissante et confiante avec son corps inaltéré. Cela indique la façon dont les femmes sont perçues et la façon dont elles sont ridiculisées et qu’on les regarde avec mépris, simplement parce qu’elles refusent de participer à des rituels inutiles uniquement dans le but d’être dans la norme.

Je souscris entièrement à tout ce qu’elle dit. Comme c’est une femme, elle l’exprime encore autrement et c’est pour ça que j’ai tenu à la citer. C’est la clé de la compréhension du problème : c’est la société, donc le patriarcat qui impose aux femmes ce qu’elles doivent faire de leur corps. Il n’y a donc aucune liberté quand on maigrit à en devenir anorexique ou quand on s’arrache tous les poils du corps, étant donné que ce sont deux standards à suivre.

Florence Montreynaud (fondatrice des Chiennes de Garde en 1999) explique que c’est une violence à leur corps que les femmes s’infligent, via la chirurgie esthétique, les régimes alimentaires extrêmes.
A cette liste, je rajoute évidemment l’épilation : celle-ci est aussi une violence puisqu’on arrache quelque chose de naturel, l’état de la peau après épilation le prouve largement.
En fait, la violence est présente chez les hommes et les femmes, contrairement au refrain patriarcal « les femmes sont douces et les hommes sont durs ». Mais les hommes sont éduqués à l’extérioriser, par le sport, le combat, la guerre, etc., alors que les femmes sont éduquées à l’intérioriser et s’en prennent à leur propre corps. Cela rejoint la première citation de cette page où il est dit que ce qui est naturel chez les femmes est forcément laid et donc, à transformer.

Malheureusement, chez beaucoup de jeunes femmes, l’épilation n’est pas du tout perçue comme un enjeu féministe. C’est l’un des enseignements que l’on peut tirer d’un mémoire en psychologie sociale du fondateur du MIEL, qui date de 2006, intitulé Norme et contrôle social : le cas de l’épilation féminine, j’en parle ici

Lien direct pour télécharger le mémoire (580 KB)

Concernant l’intériorisation de la norme, voici ce qu’on peut y lire

L’internalisation (ou intériorisation) de la norme : « Le processus d’intériorisation des normes sociales représente une variété particulière du processus de socialisation qui implique qu’une exigence sociale d’abord externe à la personne devienne progressivement interne à la personne. Selon la typologie de Kelman (1958), l’intériorisation signifie que la personne exhibe le comportement ou le jugement désirable parce qu’elle a intégré les normes sociales à son propre système de valeurs. »
En conduisant l’individu à s’attribuer l’acte, le processus d’internalisation peut donc avoir pour effet de masquer le caractère normatif des évènements, ceux-ci apparaissant comme le pur produit des caractéristiques personnelles de l’individu. […] ce sont les évènements impliqués par les normes de jugement (opinions, croyances…) qui donnent lieu à l’internalisation la plus grande.
A un niveau interpersonnel, les gens se sentent obligés de se comporter conformément à la norme du fait qu’un certain nombre de conséquences négatives peuvent résulter de la non-conformité. [A un niveau personnel,] les gens se conforment car ils acceptent la légitimité de la norme établie et reconnaissent l’importance de la soutenir; également car ils se sentent personnellement obligés de tendre vers leurs propres idéaux ».
Lorsqu’une norme est internalisée par un individu elle devient partie intégrante de son système de valeur. Le fait de suivre la norme apporte alors une satisfaction personnelle, la norme n’est plus perçue comme une pression extérieure.

On trouve des choses ahurissantes dans ce mémoire. Le panel est constitué de 116 étudiantes en deuxième et troisième année de licence de psychologie à Nanterre, âgées de 19 à 26 ans (âge médian 21 ans). On pourrait s’attendre à bcp de tolérance et de recul mais c’est tout le contraire qui s’est passé.

On leur demande si c’est normal et naturel d’avoir des poils aux aisselles pour une femme.

1. 16 sujets qui trouvent peu normal et pas naturel d’avoir des aisselles sans poils, pensent que les modifications corporelles sont un enjeu féministe faible mais l’épilation pas du tout, se sentent plutôt proches des idées féministes et ne prescrivent l’épilation que si les aisselles sont visibles. Ces sujets invoquent plus souvent que les autres la norme comme justification à leur pratique.

2. 38 sujets qui trouvent parfaitement normal et naturel d’avoir des aisselles sans poils, pensent que les modifications corporelles sont un enjeu féministe faible mais l’épilation pas du tout, se sentent plutôt proches des idées féministes et prescrivent l’épilation régulière. Ces sujets n’invoquent jamais la norme comme justification à leur pratique.

3. 34 sujets qui trouvent parfaitement normal mais peu naturel d’avoir des aisselles sans poils, ne perçoivent aucun enjeu féministe, se sentent peu proches des idées féministes et prescrivent l’épilation régulière. Ces sujets invoquent rarement la norme comme justification à leur pratique.

4. 21 sujets qui trouvent plutôt normal mais peu naturel d’avoir des aisselles sans poils, perçoivent clairement les enjeux féministes, se sentent plutôt proches des idées féministes et prescrivent l’épilation régulière ou seulement par rapport à la visibilité. Ces sujets invoquent peu la norme comme justification à leur pratique.

Sur 109 réponses, seulement 16 trouvent que c’est peu normal et pas naturel d’être sans poils aux aisselles ! Donc, 93 qui trouvent ça ou normal, ou naturel, ou normal et naturel ! Je ne sais pas s’il faut en rire ou en pleurer.

Autre constat, la moitié de ces jeunes femmes considèrent que l’épilation n’est pas du tout un enjeu féministe, seule 6% reconnaissent que c’est réellement un enjeu féministe ! Et ces femmes étudient la psychologie humaine, c’est dire les % qu’on trouverait si l’on faisait cette étude sur des femmes lambda. Comment pourront-elles plus tard aider des gens à comprendre les mécanismes inconscients si elles ne sont même pas conscientes des contradictions de leurs propos et de la norme qu’elles suivent sans même s’en rendre compte ?

Il y a un deuxième mémoire sur une fausse pub vantant un produit pour la repousse des poils

Il s’est passé plusieurs choses concernant la PF en 2012. Comme je l’explique sur la page d’accueil, des femmes en Suède ont été menacées de mort parce qu’elles ont montré leur PF en soutien à une autre femme, ayant subi des quolibets parce que ses poils aux aisselles étaient visibles dans une émission télé. C’est la première fois à ma connaissance que la pilophobie va aussi loin. Peu après, Emer O’Toole (une journaliste britannique) est passée à la télé anglaise en montrant ses poils aux aisselles et aux jambes, tout en expliquant pourquoi elle gardait ses poils. Ce qui a provoqué une avalanche de réactions, elle a eu des demandes d »interview venant de tous les pays, un peu comme si on avait affaire à «la femme à deux têtes». Alors que les poils sur le corps d’une femme, c’est normal et naturel. En 2013, elle continue son combat et parle de son choix dans des conférences pour les droits des femmes. En tapant son nom dans Youtube, on tombe rapidement sur plusieurs vidéos (en anglais).
Il y a également des initiatives de collégiennes en France, via un court-métrage qui dénonce la norme du glabre. C’est bien peu de choses évidemment face à l’océan pilophobe dans lequel nous baignons mais c’est encourageant pour la suite.